Emmanuel Wüthrich

Passages

2023

Galerie du Passage, 1er septembre au 8 octobre 2023
Centre culturel de la Prévoté, Moutier,

Emmanuel Wüthrich suspend le temps et dédouble les horizons

texte d’Isabelle Lecomte, Docteure en histoire de l’art, tiré du Quotidien Jurassien du 23 septembre 2023

«Passages. Certains titres d’exposition posent le cadre. Plus exactement, les cadres, tant le propos s’avère vaste, subtil et revêt de multiples couches. Toutes poétiques.

D’abord il y a le passage du temps, comme une évidence. Il était au cœur du propos dans l’exposition « Passé VII » aux halles à Porrentruy où Emmanuel Wüthrich a exposé en 2020 les 6 556 cyanotypes réalisés, à raison d’un par jour, depuis 20 ans. S’il est bien une notion toute relative, c’est le temps. Observez Passagères (2017), la série d’insectes dont on sait que la durée de vie est si courte. Ailleurs, aux cimaises, certaines images sont comme autant de madeleines proustiennes. Ainsi Dentelle, ce papier blanc que l’on déposait sous une tarte ou une grande assiette de charcuterie. Un objet désuet au charme discret.

Il y a aussi le passage d’une rive à l’autre. C’est le sujet des cyanotypes sur plâtre. En fonction de la porosité de la brique de plâtre, de la stabilité de sa composition chimique, le mélange photosensible va réagir différemment au contact de l’ensoleille¬ment. Ainsi, un grand éventail de bleus de Prusse, de bleu profond, de bleu clair, de bleu sale, de bleu-vert évoquent-ils la mer ou le ciel, parfois séparés par un horizon. L’interprétation du résultat s’avère plus complexe qu’il n’y paraît. D’abord, la démarche s’inscrit dans une tradition moderne initiée par Rimbaud quand il dénonce la peinture académique – « Quel siècle à mains ! », ensuite par Marcel Duchamp pour qui le métier, le don, la facture ou « la patte » n’ont plus lieu d’être et dont les ready-made transforment l’objet en acte. Outre la très grande place laissée au hasard, les cyanotypes sur plâtre s’avèrent aussi des invitations à la méditation. Ils forment également un trait d’union avec le travail de l’artiste sur les migrants et leur rêve d’un ailleurs. Enfin, le symbole du bleu s’impose. Le bleu azur de la Méditerranée, le bleu noir presque opaque de la Mer du Nord, mais aussi les bleus discrets pris dans la vase d’un étang.

Enfin, il y a le passage de la main. Certains lavis, comme la plume ou le Savon de Marseille (2023) ont demandé 30 à 40 passages du pinceau. La technique du lavis est chronophage. Il s’agit de superposer des couches très diluées dont chacune nécessite un temps de séchage. Ce qui ressemble à une aquarelle rapidement esquissée exige en réalité un travail de bénédictin, qui vient en quelque sorte contredire ou contrebalancer, comme on voudra, l’absence de savoir-faire malicieusement suggérée par les œuvres sur plâtre.

Le lavis dit Plume (2023), une des œuvres maîtresses de l’exposition, suggère qu’une simple brise pourrait la faire décoller ; qu’elle pourrait faire pencher à elle seule le plateau de la balance de la justice des dieux égyptiens ; qu’elle possède encore en elle une puissance aérienne libérée des pesanteurs de ce monde. Une plume perdue par le Rouge-gorge mort (2023) à voir au fond de la salle. Une plume qui incarne elle aussi le rêve de voyage, de délivrance, d’envol vers de nouveaux horizons. Même si l’oiseau sait que l’horizon n’existe pas.
Par contre, nous – êtres humains – savons que nous ne sommes que de passage. D’une rive du Styx à l’autre, de la terre au ciel, de la poussière d’étoiles aux cendres d’ici-bas. La plume le rappelle avec légèreté, le plâtre le souligne avec plus de densité.»

Isabelle Lecomte

Cyanotypes sur papier et sur plâtre
Lavis d’encre(s) de Chine sur papier Zerkall 250g/m2